Le zoo de Mulhouse
Une Histoire singulière
Genèse du zoo de Mulhouse
Le Parc zoologique et botanique de Mulhouse trouve son origine dans un projet philanthropique ambitieux mené par des industriels mulhousiens au cœur du Second Empire. Cette création s’inscrit dans l’esprit paternaliste de l’époque, où les chefs d’entreprise cherchaient à améliorer les conditions de vie de leurs ouvriers.
L’initiative de Charles Thierry-Mieg
Charles Thierry-Mieg fils (1833-1901) est la figure centrale de cette genèse12. Ce patricien mulhousien dirigeait une affaire familiale d’impression textile et s’est illustré par ses préoccupations sociales2. Dès 1860, il présente à la Société industrielle de Mulhouse (SIM) une étude intitulée « Quelques réflexions sur l’amélioration morale du sort des classes ouvrières »34.
Cette initiative s’inscrit dans le contexte industriel particulier de Mulhouse. La ville connaît alors un boom démographique spectaculaire : en vingt ans, la population double pour atteindre environ 60 000 habitants en 1866, dont près de 40% d’ouvriers2. Ces derniers travaillent 12 heures par jour, six jours sur sept, dans une atmosphère industrielle « terriblement polluée » par le charbon2.
Inspiré par les réalisations anglo-saxonnes, notamment les grands parcs anglais qu’il avait visités lors de ses déplacements professionnels, Thierry-Mieg souhaite créer à Mulhouse un espace où les ouvriers pourraient « joindre l’utile à l’agréable, l’instruction au délassement, le développement de l’intelligence à la santé du corps »134.
La concrétisation du projet
En 1868, le projet se concrétise avec la création d’une société par actions, la « Société du jardin zoologique de Mulhouse »24. L’objectif affiché est de proposer « un lieu de récréation et de repos pour toutes les classes de la population » où « la classe populaire doit y trouver, le dimanche, une distraction honnête et instructive »24.
L’aménagement du parc est confié à l’horticulteur Geiger Père, qui se charge des « mouvements de terre, chemins, clôtures » et de la « réalisation des plantations » dans le style romantique de l’époque15. Le parc s’étend alors sur 4 hectares56.
L’inauguration historique
L’inauguration a lieu le 13 septembre 1868167 et constitue un événement majeur pour la ville. Malgré la chaleur, 6 000 personnes se pressent pour découvrir ce « parc du peuple »17. La journée est festive avec fanfare, chorale, retraite aux flambeaux et feux d’artifice17.
Les premiers animaux présentés sont des cerfs, kangourous et oiseaux56. L’entrée est fixée à 10 centimes, un tarif volontairement modique pour permettre l’accès à toutes les classes sociales1. Les visiteurs peuvent non seulement admirer les animaux, mais aussi « écouter des concerts, faire de la gymnastique » dans un cadre agréable1.
Les premières épreuves
L’histoire du zoo naissant est rapidement marquée par les soubresauts de l’Histoire. Dès 1870, la guerre franco-prussienne éclate. Les animaux sont vendus et le parc ferme ses portes168. Cette fermeture illustre la fragilité de cette jeune institution face aux événements politiques et militaires.
Entre 1875 et 1893, le zoo change de mains à deux reprises. Il est d’abord géré par le Cercle mulhousien, organisme philanthropique qui le restaure et l’enrichit notamment d’un jardin botanique vers 1875-1880159. Puis il passe aux mains de la Société industrielle de Mulhouse (SIM), qui l’agrandit et développe ses collections botaniques1.
La reprise municipale
En 1893, face aux besoins d’investissement croissants que la SIM ne peut assumer, la Ville de Mulhouse reprend le jardin zoologique1. Cet échange se fait contre la cession de l’École de chimie à la SIM1. Le zoo s’agrandit alors pour s’étendre sur 12 hectares1.
Cette genèse révèle les valeurs philanthropiques qui président à la création du zoo de Mulhouse. Contrairement à d’autres jardins zoologiques de l’époque créés pour le divertissement des élites, celui de Mulhouse naît d’une préoccupation sociale authentique : offrir aux classes laborieuses un espace de détente, d’éducation et de contact avec la nature. Cette vocation populaire et éducative demeure l’un des traits distinctifs du parc, qui continue aujourd’hui encore à maintenir des tarifs d’entrée accessibles fidèlement à l’esprit de ses fondateurs610.
En quoi l’histoire du zoo reflète l’évolution des idées sur le bien-être animal
L’histoire du zoo de Mulhouse, créé en 1868, constitue un prisme remarquable pour observer l’évolution des conceptions sur le bien-être animal depuis plus d’un siècle et demi. Cette transformation reflète les mutations profondes de la société française et européenne dans sa relation avec les animaux, passant d’une vision utilitariste et spectaculaire à une approche scientifique centrée sur la conservation et le bien-être.
Les premiers balbutiements de la conscience animale (1850-1868)
L’émergence du zoo de Mulhouse s’inscrit dans un contexte où la protection animale commence tout juste à prendre forme en France. En 1850, la loi Grammont est votée, première loi française sur la protection des animaux12. Cependant, cette loi révèle les limites de l’époque : elle ne protège que contre les « mauvais traitements publics », davantage pour « protéger la sensibilité des spectateurs que l’intégrité des animaux »13.
La création de la Société Protectrice des Animaux en 1846 précède de peu la naissance du zoo mulhousien45. Cette synchronie n’est pas fortuite : elle témoigne de l’émergence d’une sensibilité nouvelle envers les animaux, même si celle-ci reste encore très limitée. À cette époque, les animaux sont encore largement considérés comme des « animaux-machines » selon la conception cartésienne6.
L’ère du spectacle et de la domination (1868-1950)
À ses débuts, le zoo de Mulhouse s’inscrit dans la logique des jardins zoologiques du XIXe siècle, où les animaux sont présentés comme des curiosités exotiques7. Cette époque est marquée par une conception anthropocentrique où les animaux servent avant tout à « attiser la curiosité du visiteur »8. Les installations sont rudimentaires, privilégiant la visibilité sur le confort animal.
Cette période correspond également à l’apogée des « zoos humains », initiés notamment par Carl Hagenbeck dès 18747. Ces exhibitions révèlent la mentalité de l’époque, où la hiérarchisation et la domination sont érigées en spectacle. Les animaux, comme les populations humaines « exotiques », sont réduits à des objets de curiosité, témoignant d’une absence totale de considération pour leur bien-être psychologique.
La révolution Hagenbeck et les premiers enclos sans barreaux (1907-1960)
Un tournant majeur s’opère avec l’innovation de Carl Hagenbeck, qui crée en 1907 le premier « zoo sans barreaux » à Stellingen9. Son concept d’« enclos de liberté » (Freianlage) remplace progressivement les cages par des fossés séparant les animaux du public10. Cette révolution architecturale témoigne d’une évolution significative : on commence à reconnaître que les animaux ont besoin d’espace et d’un environnement moins carcéral.
Hagenbeck est alors salué comme « le bienfaiteur qui le premier ouvrit les cages » et son zoo qualifié de « paradis des animaux sauvages »11. Cette innovation marque le début d’une prise de conscience que l’habitat influence le comportement et le bien-être animal.
À Mulhouse, cette évolution se concrétise en 1989 avec la création des enclos paysagers « nouvelle génération » pour les félins, qui deviennent « un exemple en Europe »12. « Fini le béton : l’espace est aménagé en fonction de l’habitat »12, marquant l’abandon définitif de la logique carcérale au profit d’environnements naturalisés.
L’émergence du concept d’enrichissement (1990-2000)
Les années 1990 marquent l’avènement du concept d’enrichissement environnemental. Cette approche révolutionnaire vise à « améliorer l’environnement physique, social et psychologique des animaux »13 pour lutter contre « l’ennui et le stress » en captivité14.
L’enrichissement devient une science à part entière, cherchant à « stimuler les comportements naturels gratifiants » et à « favoriser des états physiques et émotionnels positifs »13. Cette approche marque une rupture fondamentale : les animaux ne sont plus de simples objets d’exposition mais des êtres sensibles dont les besoins comportementaux doivent être respectés.
À Mulhouse, cette philosophie se traduit par la mise en place de programmes d’enrichissement visant à « déclencher la manipulation, la recherche de nourriture, le jeu, les interactions sociales positives et la locomotion » pour chaque espèce15.
La révolution des enclos mixtes et de la cohabitation (2000-2020)
Le zoo de Mulhouse innove particulièrement dans le domaine des enclos multi-espèces. Depuis les années 2000, il développe des espaces où différentes espèces cohabitent, comme l’espace asiatique inauguré en 2016 où pandas roux, loutres naines et muntjacs vivent ensemble16.
Cette approche révolutionnaire témoigne d’une compréhension nouvelle du bien-être animal : « Du point de vue de l’enrichissement comportemental, les animaux sont occupés de façon intelligente »16. Ces installations reconnaissent que les animaux peuvent bénéficier d’interactions interspécifiques, reproduisant plus fidèlement les écosystèmes naturels.
Le dernier exemple en date est l’enclos mixte tapirs malais et macaques à crêtes, une « première au niveau européen »17, démontrant l’expertise mulhousienne dans cette approche innovante du bien-être animal.
L’ère scientifique du bien-être animal (2020-aujourd’hui)
Aujourd’hui, le zoo de Mulhouse représente l’aboutissement de cette évolution avec la nomination en 2022 de Constance Wagner comme « coordinatrice bien-être animal »1819. Cette fonction, désormais obligatoire légalement19, illustre l’institutionnalisation de la préoccupation pour le bien-être animal.
Le parc s’est doté d’une application révolutionnaire permettant d’évaluer le bien-être des animaux à l’aide de 70 questions factuelles20. Cette approche scientifique repose sur quatre critères fondamentaux : l’environnement, l’alimentation, la santé et le comportement de l’animal1820.
Une charte du bien-être animal spécifique au zoo est désormais signée par tous les employés, témoignant d’une prise de conscience collective que « chaque décision est prise en se posant systématiquement la même question : l’animal est-il dans un état de bien-être ? »20.
L’intégration dans les réseaux de conservation internationaux
Parallèlement, le zoo s’inscrit dans les programmes européens d’élevage (EEP) avec 84 espèces participantes21, en faisant « un des zoos européens les plus impliqués dans la conservation ex-situ »21. Cette approche témoigne d’une évolution fondamentale : les zoos ne sont plus des lieux de simple exhibition mais des acteurs de la conservation, où le bien-être animal devient indissociable de la préservation des espèces.
L’EAZA (Association Européenne des Zoos et Aquariums) impose désormais des standards élevés en matière de bien-être, adoptant le « modèle des cinq domaines » : santé physique, nutrition, environnement, comportement et domaine mental22. Cette approche holistique reconnaît enfin la dimension psychologique du bien-être animal.
Une transformation radicale des mentalités
L’évolution du zoo de Mulhouse reflète ainsi une transformation radicale de notre rapport aux animaux. De simples objets de curiosité au XIXe siècle, ils sont aujourd’hui reconnus comme des êtres sensibles dotés de besoins complexes. Cette évolution s’accompagne d’un changement de paradigme : d’une logique de domination et de spectacle, nous sommes passés à une éthique de respect et de responsabilité.
Le zoo moderne de Mulhouse incarne cette mutation : il ne s’agit plus de divertir le public par l’exhibition d’animaux exotiques, mais de sensibiliser à la conservation tout en garantissant le bien-être des pensionnaires. Cette évolution témoigne d’une maturité éthique de notre société dans sa relation avec le monde animal, même si des défis demeurent dans l’équilibre entre mission éducative, conservation et bien-être animal.
Cette histoire singulière du zoo de Mulhouse illustre ainsi parfaitement comment les institutions peuvent évoluer et s’adapter aux transformations des valeurs sociétales, passant d’instruments de domination à des acteurs de la protection et du respect du vivant.






